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26 juillet 2016 2 26 /07 /juillet /2016 08:55

 En certains lieux, toujours plus rares, le flux des activités humaines finit par coaguler. Ilots d'ombre sous l’œil morne d'Argos satellitaires.
Là se taisent les ondes et meurent les autoroutes de l'information, des transports, de la frénésie ultrafluide d'une société liquide.
Là grouille une autre vie, hors de l'efficacité des cadres, étrangère à la programmation des réseaux.

 


Là, fulminait Jon, venaient se perdre les jeunes idéalistes pour fuir leurs responsabilités, pour retrouver on ne sait quelles sornettes tout juste bonnes à fournir des "citations inspirantes" aux réseaux sociaux. "Il n'y a pas de wifi mais une vraie connexion", ce genre d'idioties pour se donner bonne conscience entre deux réunions de travail.
Qu'est-ce que son fils était allé faire dans cette foutue réserve naturelle, à des dizaines de kilomètres de toute civilisation digne de ce nom, et surtout à des années lumières de ses habitudes, c'était tout le mystère. Et, s'il en croyait la géolocalisation de ce dernier, il avait bien quatre heures de route dans sa Mustang lancée à vive allure à travers la nuit pour le résoudre.

Ce qui le rassurait, c'était justement cette géolocalisation : Eller avait gardé son téléphone sur lui, sa montre aussi. Il avait pris soin de leur dire sa destination.
Leur enfant n'avait pas complètement perdu la tête, et, par miracle, ne s'était pas enfoncé jusqu'en "zone blanche".
Zone blanche. Cette expression avait quelque chose de sinistre. Comme une chambre capitonnée d'asile psychiatrique.
Un frisson le parcourut.

Il alluma la radio. "People turn the TV on, it looks just like a window, yeah ... I want all of your mind ..." ... grinçante et grêle...
il se souvenait de cette voix... si loin... une rétrospective musicale de vieilleries oubliées sans doute. 
Oui c'est ça, il revoyait la scène : Lisa avait posé les pieds de leur fils sur les siens et le faisait danser. Puis Youtube avait enchaîné sur cette chanson agaçante et il avait interrompu la vidéo. Après quelques minutes de montage, Eller avait eu beaucoup de succès sur Vine, succès qui dura autant que la popularité de l'application.
Eller avait été un bébé adorable, un enfant admirable d'innocence photogénique, un adolescent rebelle et tendance qui avait su gérer sa popularité en ligne jusqu'à la porte des agences de mode, et enfin, un jeune homme talentueux, entreprenant, éblouissant. Seule ombre que Lisa et lui n'avaient su déceler dans les analyses embryonnaires : une prédisposition au diabète, qui s'était déclaré après quelques années. Jon en voulait beaucoup aux médecins : eût-il été prévenu, il aurait sélectionné avec soin un régime approprié, faible en sucres, et exclu toutes les friandises qu'il est d'usage de donner aux enfant sans y regarder à deux fois. 
Mais Eller avait surmonté cette faille avec grâce et une discipline de fer. Volonté, organisation, opportunisme et créativité, comment, ayant bâti son succès sur ces qualités, pouvait-on se retrouver, sac au dos, dans le trou du cul du monde, et même pas pour un défi dûment relayé en ligne? Il avait du se passer quelque chose. Quoi ?

Les voitures se faisaient de plus en plus rares aux côtés de la Mustang. Le vent grondait, menaçait... Jon n'aimait pas savoir son fils à la merci de ce lugubre conseiller. Il était beaucoup trop perméable, c'était son don et sa faiblesse.
Comme tous les artistes.
Comme tous les garçons sensibles.
Jon se corrigea, ces clichés éculés étaient indignes de lui. Pour se hisser au sommet d'un milieu aussi cruel que celui de la mode et de l'événementiel, il fallait être tout sauf fragile. Que fuyait-il donc ? Pourquoi ainsi se dérober aux yeux du monde, à ses caméras, ses appareils photos, ses smartphones ?


Au cœur de la forêt, dressé comme la figure de proue d'un vaisseau pétrifié, Eller contemple à ses pieds le lac où meurt la sente, fille étroite de la grande route. Il songe à ce rétrécissement, qui n'est pas perte de puissance mais accroissement.
Celui qui prend cette voie suit les pas d'Inanna, et se dépouille des oripeaux techniques, de son armure d'efficacité, pour s'ancrer dans l'humus de sa vraie dignité. On quitte sa voiture comme la déesse ses voiles et ses bijoux. On sent, enfin, à travers son corps, et non plus à travers cinquante écrans de contrôle qui ne contrôlent que nous-même.

Il frappe le roc du pied, il aime sa dureté, son illusoire densité immobile face à l'hémophilie des flux. Illusoire parce que son téléphone capte, et que ça le rassure quand même, parce qu'il n'est pas en zone blanche.
Blanche 
comme une étendue glacière infinie, hantée par le hurlement des vents.
Blanche comme les limbes ouateuses où flottent morts-nés et avortons

Existent-elles seulement encore ?
Eller n'est pas dupe, ni fou : il n'est que perdu. Un junkie qui vient de prendre conscience de son addiction, de son aliénation, mais qui est trop prudent, trop réaliste et trop dépendant, pour s'en arracher brutalement. Il ne se hait pas pour autant. Il sait qui il est, il l'accepte, et la nuit dépose sur ses épaules un manteau de grandeur.


Le père sourit en pensant à son fils. Tout irait bien, il était fou d'en douter : son parcours sans faute, son ascension glorieuse, tout prouvait qu' Eller était bien maître de son destin, qu'il savait où il allait et ce qu'il faisait. A peine 30 ans et il gouvernait tous les aspects de son industrie : modèle, il avait posé avec les plus belles filles d'internet, créateur, il avait habillé les reines des média, organisateur de soirées, il avait mis en scène les fêtes les plus étourdissantes des cinq dernières années. Jon était fier. Fier de la réussite de son fils. Ses yeux s'embuèrent d'émotion. Il aurait tant aimé la partager en temps réel avec sa femme, mais sa course requérait toute son attention. Plus vite il aurait retrouvé Eller, plus vite ils seraient de retour auprès de Lisa. Jon accéléra. 


Eller est né dans la toile, ses mille yeux l'on vu avant que lui-même puisse se voir. Le premier regard à croiser le sien fut l’œil cyclopéen d'un Iphone, tenu par son père pour immortaliser son premier sourire, alors qu'il venait tout juste d'être coupé du placenta maternel. Il y a taillé son propre réseau, il en a reçu les enseignements, les conseils : quel autre ami aurait pu le connaître à ce point, envisager toutes ses facettes en une seule seconde, en recoupant des milliers de données ? Lui-même ne le peut. Tout son dossier médical, son état civil, ses premiers choix instinctifs de couleurs et de formes, ses gazouillis de nourrisson, son éveil, la formation de ses goûts... Qui d'autre aurait pu le cerner aussi complètement, aussi objectivement, aussi vite ? Les programmes ont toujours su trouver les jeux, les livres, les films propres à lui plaire.
C'est eux qui ont décelé en premier ses talents d'analyse picturale, de création esthétique et l'ont doucement, une suggestion après l'autre, orienté vers le design et la mode. Ses parents n'ont fait que suivre le mouvement et l'encourager. Et en effet, ses dons étaient flagrants, et ses progrès fulgurants. Les préraphaélites, le romantisme, l'art nouveau, les ballets russes, le ballet tout court, Broadway, les défilés, la pop et l'opéra, les premiers sites de rencontre. Les programmes ont tenu lieu de Providence.
Les algorithmes construisent une société parfaite, se substituent à une Providence trop vague, trop douce... pas assez efficace.
A ce mot la bile lui vient au lèvres, il tombe à genoux, et vomit d'horreur. Eller rit, dévasté, du rire d'un damné qui voit Satan en face.


Une alerte sur le tableau de bord, connecté à tous les réseaux d'information publics et privés vint glacer le cœur de Jon. Il était la première personne à prévenir de l'état de santé de son fils en cas d'urgence, et c'est en cette qualité de l'hôpital de Newport lui indiquait que, faute de paiement, la micro pompe à insuline électronique connectée de son fils avait été désactivée. Ce qui signifiait que les doses pré-établies n'étaient plus délivrées. Bien sûr, l'insuline était toujours contenue sous sa forme ultra concentrée dans le micro-doseur, mais il était impossible à un non spécialiste de l'extraire pour se l'auto-administrer.
Comment cela était-ce possible ? Un défaut de paiement ? C'était ridicule ! Eller manquait autant de crédit que l'océan de mercure ! Il s'agissait sans doute d'une erreur, mais cette erreur mettait son fils en danger, et les avocats du distributeur de cette satanée pompe allaient en entendre parler.
De nouveau, Jon accéléra. Son angoisse et la vitesse déformaient le paysage, le brouillard se fit spectral, les branches squelettiques. Il haïssait cette maudite forêt, à des heures de route de la moindre pharmacie, cette grotesque survivance des toutes les hantises primales, cet absurde archaïsme toléré pour les quatre derniers hippies du pays.


Eller s'est relevé. Tout cela est derrière lui, il est enfin libre. Enfin seul face à lui-même, ou ce qu'il reste de lui-même après des décennies de suggestion. Quoi qu'il en soit, il ne se laissera pas abattre : il est là, il est vivant, il ne regardera pas son téléphone ni sa montre. Il ne les garde que pour rassurer ses parents. Ses parents et personne d'autre. Certainement pas ses médecins, ses banquiers, ses avocats, ses conseillers, ses clients. L'amour filial. C'est là chose aussi solide et vraie que le roc sous ses pieds.
Autour de lui dansent et chantent les vents avec des sifflements sauvages. Il les laisse jouer avec ses boucles, le caresser, l'étreindre avec passion. Il aime leurs aléas, leur absence de raison efficace, leur gratuité. Il les voudrait plus violents, qu'ils le traversent, qu'ils le purifient des années de simulacres, qu'ils exorcisent les murmures des programmes en lui.

Il a dit oui à tout ce qui apparaissait à l'écran : il a posé avec les filles en vogue, il a habillé les richissimes matriarches, il a fait danser la jet set, il a sucé ceux dont il a pris la place et le royaume. Jusqu'à ce que les programmes désirent son visage.
Une première pub, il y a bientôt un an. Une première sollicitation, puis des appels, puis des alertes clients. Oh trois fois rien : deux coups de bistouri, trois implants, et son visage serait LE visage, la "new face" ultime, le masque du programme le plus abouti et le plus populaire d'intelligence artificielle. La fusion la plus audacieuse entre le regard humain et des nano-caméras, entre le sourire humain et des nano-capteurs.
Eller a dit non. Il ne savait même pas pourquoi à l'époque, il sait maintenant. Il a dit non, et cette syllabe a déchiré la toile : ses avocats, ses banquiers, ses clients. Une armée de taons, de furies qu'il a fui dans ce désert après avoir retiré tout l'argent de son compte principal. Il sait que le monde qu'il a quitté ne le laissera pas revenir, qu'il doit se recréer hors du système, loin des suggestions de la Machine et de ses programmes.
Pris par les vents comme par autant d'amants a-corporels, il se sent voluptueusement léger. Le cosmos danse autour de lui, les diamants stellaires palpitent aux seins de Nout . Il jette la tête en arrière et étend les bras pour s'offrir entier à l'amour qui surgit en lui.
Tandis qu'un long frisson le saisit, il se souvient enfin de ce que son fonctionnement parfait avait dérobé à sa mémoire, des circuits froids de la Machine sur son corps, des micro-diffuseurs implantés.
Ce souvenir ne le trouble pas, pourtant, il est si infime face à la très grande gloire du Monde, face à la Grâce qui le porte... le porte loin du sol, loin du roc.
Il ne sent plus que l'air et ses joyeux tourbillons. Est-il devenu souffle ? A-t-il, d'extase, jailli hors de son corps ? Flotte-t-il ? vole-t-il ? Sombre....


Le père tremble de peur, il a poussé sa Mustang à ses limites, jusqu'à ce que la route se fonde en un chemin impraticable. Alors il a couru, couru autant que sa cinquantaine athlétique le lui permettait. Il ne voit plus ni le brouillard, ni les branches, il ne voit que son but, et bientôt, le lac dominé par un éperon rocheux.
D'instinct il lève les yeux pour voir une silhouette titubante, les bras en croix, tournoyer en transe, comme inspirée par le ciel, comme aspirée par le lac.
Puis le bruit sinistre d'un corps brisé par les rochers, englouti par le miroir des étoiles.
L'onde sereine porte doucement la dépouille d'Eller sur la rive. Et, de ses bras impuissants, le père étreint une dernière fois son fils mort.



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21 novembre 2012 3 21 /11 /novembre /2012 13:38

 

Nous avions laissé notre loup fort marri du comportement de ses compagnons de chasse, allant (à pas de loup, forcément) demander conseil aux croassants Huginn et Muninn.
 

 

Muninn se souvint, encore, mais n’était pas sûr que cela soit une très bonne idée, il cruchota (chuchota en croassant) donc quelque chose à l’oreille de Huginn, qui réfléchit et vit, dans sa grande sagesse, que c’était une très bonne idée pour peu qu’on lui apportât quelques modifications.

«_ Jadis une situation semblable scinda nos cousins grecs et plongea les mortels dans une mer sans fond de feu et de sang fratricide, rappela Munnin, mais la malice était présente dès l’origine, et l’objet quelque peu futile.

_Oui, les pommes causent bien des problèmes, en général, la variété aurifère en particulier , souligna Huginn.

_ On devrait peut être voter une loi anti-pommes , ça simplifierait les choses, suggéra Munnin.

_ Ou les mieux garder, à chaque fois c’est un problème de mauvais gardiennage, tu remarqueras.  Précisa Huginn.

_ Certes certes, mais … 
 

_Dites, ça n’est pas franchement le sujet ! gronda le loup.
 

_ Hum, oui, appelle-nous donc le cerf et la chimère ! Se reprit Huginn avant de poursuivre, devant les querelleurs animaux : Pour régler cette histoire de torque, mes amis, puisque de vous-même vous ne parvenez qu’à vous monter d’avantage l’un contre l’autre, vous irez prendre conseil auprès de vos pairs, mais en nombre impaire, pour qu’une majorité se dégage. Vous demanderez à 9 animaux de part le monde … 
 

_Tant que ça !  râla de concert tout ce qui n’était scandinave dans l’assemblée
 

_ Bon, 7 alors ! concédèrent les corbeaux
 

_ Trois, pas un de plus, je n’ai pas que ça à faire et on a une chasse sous la lance, si ça ne vous ennuie pas trop! conclut le loup, approuvé par la vouivre , l’herlequine et tout le reste de la mesnie.
 

_Bon bon, qu’il en soit ainsi, mais ne venez pas nous importuner si vous vous trouvez un peu courts! soupirèrent les corbeaux, un peu vexés, tandis qu’à la fois le loup et le cerf se demandaient s’ils devaient prendre ça personnellement.
 

 

C’est ainsi que, dans ce temps mythique qui ne dura, finalement, que quelques secondes, les trois montures se mirent en route, d’abord vers le Japon, consulter le roi du royaume souterrain, le Rat aux immenses richesses, qui devait sans doute en connaître un rayon en matière de trésor…

« Squeeek Squeeeek » fit le grand verminarque en se lissant les moustaches d’un air entendu « bien sûr que je peux vous aider, mes amis ! Commencez par fondre ce bijou en 12 petits carrés d’or, 5 pour chacun, et 2 pour moi, puis convertissez ces lingots en dollar, en euro, en yen, en yuan et en francs suisses et placez chaque lot pour moitié en épargne, pour moitié en bourse selon ce que je m’en vais vous indiquer… » Le grand verminarque fit mander le Seigneur Skrolk qui apporta de grands rouleaux indiquant le cours prévisionnel de nombreuses entreprises qui, selon les infaillibles analyses des rats (que l’on n’écoute jamais assez, sans quoi on aurait évité bien des désagréments), devaient, contre toute attente humaine, grimper en flèche dans le cours du marché.

Le cerf, la chimère et le loup le remercièrent grandement pour son conseil avisé, lui dirent qu’ils avaient besoin de se consulter un moment pour réfléchir à la question et s’en furent en toute hâte pour ne jamais revenir dans ces salles obscures visiblement étanches à toute espèce de culture ou de respect pour une relique aussi vénérable que le torque de Cuchulainn. En outre, le loup se demanda  depuis quand les rats avaient pris de cours de négociation auprès des nains mais garda ces observations par devers lui.

 

 

Leur destination suivante était la Californie et un parc aquatique conçu par de très célèbres dauphins pour y apprendre des tours et « programmer » des humains, qui, dans leur grande présomption, étaient persuadés du contraire et ne devaient s’en rendre compte que trop tard, à la venue des grandes pelleteuses jaunes, mais ceci est une autre histoire. Ils s’en allèrent donc trouver les dauphins qui, dans leur grande sagesse, rejetèrent au loin toute idée d’attribuer le torque à l’un ou à l’autre :

« Les richesses de ce monde sont faites pour être partagées » leur dirent-ils « Nous ne vous diront pas de faire du passé table rase car cet objet semble précieux à vos yeux, cependant le passé ne doit pas être un poids qui nous divise et nous empêche d’avancer mais la matière première à partir de laquelle nous créons le futur ! Coulez donc cet or pour une faire une longue chaîne, un lien qui vous unira les uns aux autres lorsque vous courrez, qui non seulement vous rappellera  votre amitié mais en plus vous servira de marqueur pour harmoniser votre course : si la chaîne touche le sol, c’est que vous êtes trop proches et risquez un coup de sabot dans le museau en cas de brusque décélération, ainsi vous ne répèterez plus les erreurs du passé. »

Nos trois amis prirent congé des dauphins après s’être respectueusement inclinés devant leur sagesse mais ne surent vraiment que penser de ce mélange d’idéalisme et de normalisation un peu technocrate : certes, l’aspect symbolique leur convenait, mais l’idée de la co-dépendance beaucoup moins… Ils étaient trop farouchement attachés à leur indépendance pour s’enchaîner au groupe, aussi new age et pacifiste que soit le projet : la meute, oui, le troupeau, non !

 

 

L’ultime étape de leur quête les conduisit à la cime d’une montagne étincelante, sur les sommets déserts et cristallins où logeait le phénix, comme un soleil scintillant sur les glaciers. Le loup expliqua l’affaire pour la troisième fois, il commençait à en avoir vraiment marre, le cerf et la chimère quant à eux désespéraient franchement d’entendre un avis à peu près recevable et commençaient à regretter leurs bois et leurs cavaliers…

« O mes amis, qu’est-ce que le monde sinon un théâtre d’archétypes resplendissants, d’idéaux auxquels nous aspirons de toutes nos forces ? A travers ce torque, n’est-ce pas plutôt la valeur de Cuchulainn, sa prouesse, sa force, sa frénésie guerrière que vous voulez faire vôtres ? Si vous comprenez ça, le torque lui-même sera bien peu de chose à côté de cet idéal à atteindre, cette figure mythique qui toujours marchera à vos côtés, dans vos esprits ! »

Le cerf et la chimère se regardèrent en intelligence et se sentirent soulagés d’avoir trouvé si bon conseil, la suite ne pouvait être que lumineuse…

« C’est l’idéal, la perfection que vous devez poursuivre à tout moment, et plus que la rivalité pour un objet, c’est l’émulation vers une idée qui doit vous unir. Ce torque n’est autre qu’un signe : à la fois symbole de vaillance et ornement, il vous montre que la perfection s’obtient à la fois par les qualités martiales et par la beauté, tant morale que physique, le Hagakure ne dit il pas que toujours le guerrier doit être préparé à recevoir la mort au faîte de sa beauté ? »

Le cerf, la chimère et le loup suivaient toujours, bien qu’ils ne voyaient pas exactement ce qu’ils étaient censés faire du torque, dans tout cela… Comme s’il entendait leurs pensées, le phénix reprit : « Fondez ce torque et faites en deux ornements que vous porterez chacun, qui vous rappelleront votre modèle et votre quête de l’idéal à chaque fois que vous porterez les yeux sur lui, ou mieux, à chaque fois que vous le sentirez dans votre chair. Faites de ce torque un instrument de beauté et de tourment, qu’il vous embellisse mais ne vous laisse jamais de répit, car le répit conduit à la médiocrité… »

La chimère eut un mouvement de recul, regarda le cerf d’un air inquiet, le discours prenait une tournure pour le moins bizarre et extrême… ça lui rappelait quelque chose, mais quoi ?
« Créez deux anneaux et percez en votre chair… »

« Oh, merde, COURREEEEEEEEEEEEZ ! » cria la chimère en fuyant à toutes jambes en voyant très clairement dans son passé où ce genre de choses menait inévitablement, le loup et le cerf lui emboitèrent le pas juste à temps pour ne pas être pris dans l’avalanche que déclencha le chant du phénix qui avait des goûts un peu trop avant-gardistes en termes d’art contemporain et de hard-tech.
 

 

Les trois compères arrivèrent à bout de souffle devant leurs cavaliers, dans la forêt qu’ils avaient quittés selon eux une bonne demi-éternité auparavant, selon l’univers le temps pour une châtaigne de tomber d’un tabouret.

«  _On l’a échappé belle ! souffla le loup

_ Oui, j’ai déjà donné dans ce trip là, merci bien .  râla la chimère

Ce sont tous de GRANDS malades ! » conclut le cerf…

Ils se regardèrent, tous trois, et partirent d’un grand éclat de rire, comprenant que leur dispute même était le signe de leur concordance de vues, de leur culture commune, que personne d’autre ne partageait leurs goûts, leurs idéaux et qu’ils se jetaient à la tête précisément ce pourquoi, au fond, ils s’appréciaient.

Le cerf et la chimère décidèrent alors de donner le torque au loup, qui ne s’y attendait pas du tout et en rougit, tout confus, sous son épaisse fourrure grise. Huginn et Muninn leur lancèrent un regard satisfait et approbateur .

«_ Bon, ça va, on arrêter de bouder, grosses bêtes, on a assez enquiquiné le monde ? on peut repartir maintenant ?  demanda l’herlequine en gratouillant le cerf derrière l’oreille
_ Je suis désolé maîtresse, pour la chute et pour la dispute...  murmura le cerf en baissant la tête
_ Non, c’est moi, je n’aurais pas du tant m’échauffer, je suis censée avoir le sang froid, en plus ... s’accusa la chimère
_ Allons, allons, je crois que votre aventure peut être profitable à de nombreuses personnes et que nous en tirons tous une importante leçon.  Conclut la vouivre, en passant sa main sur le museau de la chimère. Huginn, Muninn, je compte sur vous pour me chroniquer tout ça ?  A fin que de par le monde, l’on ne se déchire plus à cause de nos valeurs communes »

Le corbeau dit « Jamais plus ».

 

 

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2 novembre 2012 5 02 /11 /novembre /2012 21:50

  C’était par une nuit d’automne, alors que par les bois et par les airs, la Chasse Sauvage, hurlante, galopait, suivant la course de l’année vers les ténèbres. C’était, en l’occurrence, par les bois. En tête courrait l’avatar de Cernunnos, et même de Hellequin vu que nous étions en France, et c’était une femme (mais ça n’était pas moi : il y a plusieurs forêts, plusieurs tempêtes, plusieurs avatars), montée sur un cerf majestueux, les cerfs étant majestueux ou n’étant pas, comme les scientifiques sont éminents. Derrière elle s’élançait une vouivre de la gent de Merlusine, une fée serpente à la peau si pâle qu’elle en semblait bleutée, serrant entre ses cuisses une curieuse bête à la face allongée du saurien, au cou ovidien et au corps presque aviaire s’il n’était recouvert d’un épais cuir parfois écailleux et souvent cornu, c’était une chimère de l’espèce draconique aptère. A leur suite venait un immense loup gris qui n’avait nulle intension, ce jour là, de dévorer la lune (au sens propre, aucun renseignement n’étant donné sur les mœurs sexuelles dudit loup).
          

  Ils traversaient quelque forêt, riant et chantant (de cette voix double et profonde que les metaleux tentent de reproduire du mieux qu’ils peuvent sans vomir leur quatre heure à force de se racler la gorge), et riant à nouveau de l’effet de leur chant sur la population locale, quand soudain le Cerf trébucha sur un objet dur qui saillait du sol et s’étala de tout son long, projetant sa divine cavalière dans le chêne le plus proche et ses pattes arrières dans la face de la Chimère, qui en eut la langue méchamment fendue (on a pas idée, aussi, de courir toute langue dehors) et le faciès vilainement amoché. Le Cerf gémit, se massa les membres endoloris et, alors qu’il allait pour s’excuser de sa maladresse auprès de sa maîtresse, fut attiré par l’éclat doré de l’objet qui avait entraîné sa chute : c’était un immense anneau d’or, fendu en une petite partie. Il ne le passa pas à la patte, ne devint pas invisible, n’attira pas d’œil maléfique sur lui, ni de spectres sinistres (il courrait déjà parmi les spectres sinistres, ceci dit) et n’eut donc pas à finir à dos d’aigle, ce qui eut été une aventure cocasse pour un cerf, mais l’avatar d’Hellequin en fut pour ses excuses. Le Cerf fut, cependant, fort fasciné et se demanda de quoi il pouvait bien s'agir. Heureusement pour lui, Huginn et Muninn, qui faisaient leur année Erasmus en France, voletaient à leurs côté et Muninn se souvint (c’était, après tout, son boulot) : « c’est un torque ! » croassa-t-il « un torque très ancien et très précieux, ma cousine l’a vu, jadis, en la verte Erin, car ce torque, mes amis, est celui de Cuchulainn » (car Muninn parlait parfois en rimes, et toujours de façon un peu ampoulée, habitude qu’il devait perdre aux Etats Unis en compagnie d’un jeune homme ombrageux, mais ceci est une autre histoire).

 

Alors la Chimère, l’œil boursouflé et la gueule en sang, prit la parole « Il me semble juste, Cerf, que ce torque me soit présenté en même temps que tes excuses, tu m’as causé grand tort par ta maladresse et j’attends réparation ! 
_ Et si je n’avais chût (l’influence de Muninn était manifeste) nous n’aurions découvert le torque ! c’est à moi d’en disposer à ma guise ! rétorqua le Cerf, vexé.
La Chimère manqua d’avaler sa langue de colère :
_ En quel bouge infâme t’a-t-on éduqué ? médiocre canasson, future devanture de cheminée ! Comment comptes-tu réparer cet outrage à ma beauté et à mon honneur, et ton incurable balourdise ?
_ Comme ça ! répondit le Cerf en lui faisant un signe fort grossier de la patte

La fée serpente descendit de sa monture, leva les yeux au ciel et alla s’asseoir sur une souche à côté de notre herlequine qui avait réuni un plein seau de noisettes et le lui tendit d’un air las…

_ Mufle ! Comment oses-tu ? Pour qui te prends-tu donc ? siffla la Chimère
_ Pour le maître de ces bois, lézard ! Pour le compagnon de Diane et de Cernunnos !
_Fuck you, I’m a dragon ! à qui crois-tu parler ? je suis fille du Grand Serpent ! celui que de l’Amérique à Epidaure, de Thèbes à la Chine on honore comme le porteur de Sagesse, le créateur, le guérisseur ! Des empires se sont construit autour des miens, des panthéons entiers me portent à leurs fronts ou portent mes attributs !
_ Pfff, à d’autres les sciences stériles ! je suis la vie, la virilité, je suis la semence jaillissante, le bois vert qui jamais ne sèche, je suis la renaissance de l’ardeur !
_ Hahaha ! Toi, tu vas me parler d’ardeur et de virilité ? TOI ? sans déconner ? Mais mon pauvre vieux, tu tétais encore la biche que des cuisses de daemonettes étreignaient mon dos ! J’ai vu les palais des délices sans fin, les danse du Masque sous des lunes de diamant, les orgies frénétiques des cultistes ! Ma langue, que tu as si stupidement meurtrie, a connu des douceurs humides dont toute ta chair ne peut même pas rêver ! Je suis la sensualité, je suis la séduction et l’ivresse, je suis la Bête de Slaanesh !
_ Parlons en, justement, fille du diable, engeance de démon, vermisseau de Laer ! Tous te maudissent et font de toi le masque de leurs cauchemars, l’Eglise t’a bannie alors qu’elle a fait de moi un symbole christique ! La Croix luit entre mes bois, je guide saint Hubert et bien d’autres, je suis le protecteur secret et dynastique du royaume de France !
_ C’est tout toi ! Social traître ! profiteur ! tu t’allies toujours au plus fort, tu retournes ton pelage, tu renies tes propres origines, ton essence ! Tu es aussi pourri que le Système, ah c’est bien toi le fils du démon ! espèce de Talleyrand ! ça ne m’étonne pas que des connes de hipsters s’affublent de tes bois pour flooder tumblr de photos néo-chamaniques ! pffff…
_ Discours typique de ceux qui critiquent le systèmes parce qu’ils n’ont pu le comprendre et en jouer… épave pathétique !
_ Pute médiatique !

_ Facho intégriste !


Le Cerf avait marqué le premier point Godwin (ou « reductio ad Hitlerum » fit remarquer Muninn) mais, comme on le voit, le ton de la dispute s’était depuis longtemps considérablement dégradé, pour un peu la Chimère aurait traité le Cerf de kikoo-wannabe et le Cerf aurait accusé la Chimère de traîner au Black Dog…
Au tour d’eux, la Chasse avait fait halte, certains amusés, d’autres passablement énervés : ils avaient de la populace à effrayer, des chants à hurler, des épées à brandir et franchement d’autres choses à faire que d’écouter les chamailleries de montures privilégiées (« typique des montures de dirigeants » grognaient déjà les représentants de la CGT, Confédération pour une Gouvernance Tératologique). Le loup, lui, s’en foutait : c’était un loup.

 

  La course folle reprit donc quand l’herlequine et la vouivre décidèrent de mettre un terme au spectacle affligeant que donnaient leurs compagnons (d’aucuns affirment que cette action n’était due qu’à l’épuisement des noisettes dans le seau, qui rend beaucoup moins savoureuse l’observation des disputes de tiers). L’ambiance fut maussade quelques heures puis on oublia l’incident et rires, chants et sonneries de cors retentirent de plus belles.
Mais lors des haltes, rien n’était pareil ; lors des trêves diurnes le Cerf et la Chimère se tenaient distants, eux dont l’amitié avait été la source de tant de joie, de tant de farces et de bons moments. La Chimère fronçait le museau quand on évoquait le Cerf, ce médiocre, cet incapable, cet âne qui ne comprenait rien à son univers philosophico-esthétique ; le Cerf boudait hors du champ de nuisance de la Chimère, cette folle dangereuse, cette extrémiste capable de tout. Tout cela finit par affecter le loup, tout loup qu’il était…
Il alla trouver Huginn et Muninn, les corbeaux avisés, et leur demanda de l’aider à arranger la situation...

 

... à suivre!

 

                      samhain 2012 those who roam the night by hellequine d olt

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  • Tous les insensés vagissements de ce blog sont la propriété exclusive d'Hellequine d'Olt (à savoir ma pomme, la rédactrice). Toute reproduction (hormis une brève citation en précisant la source et l'auteur) sans mon autorisation est interdite.
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