En certains lieux, toujours plus rares, le flux des activités humaines finit par coaguler. Ilots d'ombre sous l’œil morne d'Argos satellitaires.
Là se taisent les ondes et meurent les autoroutes de l'information, des transports, de la frénésie ultrafluide d'une société liquide.
Là grouille une autre vie, hors de l'efficacité des cadres, étrangère à la programmation des réseaux.
Là, fulminait Jon, venaient se perdre les jeunes idéalistes pour fuir leurs responsabilités, pour retrouver on ne sait quelles sornettes tout juste bonnes à fournir des "citations inspirantes" aux réseaux sociaux. "Il n'y a pas de wifi mais une vraie connexion", ce genre d'idioties pour se donner bonne conscience entre deux réunions de travail.
Qu'est-ce que son fils était allé faire dans cette foutue réserve naturelle, à des dizaines de kilomètres de toute civilisation digne de ce nom, et surtout à des années lumières de ses habitudes, c'était tout le mystère. Et, s'il en croyait la géolocalisation de ce dernier, il avait bien quatre heures de route dans sa Mustang lancée à vive allure à travers la nuit pour le résoudre.
Ce qui le rassurait, c'était justement cette géolocalisation : Eller avait gardé son téléphone sur lui, sa montre aussi. Il avait pris soin de leur dire sa destination.
Leur enfant n'avait pas complètement perdu la tête, et, par miracle, ne s'était pas enfoncé jusqu'en "zone blanche".
Zone blanche. Cette expression avait quelque chose de sinistre. Comme une chambre capitonnée d'asile psychiatrique.
Un frisson le parcourut.
Il alluma la radio. "People turn the TV on, it looks just like a window, yeah ... I want all of your mind ..." ... grinçante et grêle...
il se souvenait de cette voix... si loin... une rétrospective musicale de vieilleries oubliées sans doute.
Oui c'est ça, il revoyait la scène : Lisa avait posé les pieds de leur fils sur les siens et le faisait danser. Puis Youtube avait enchaîné sur cette chanson agaçante et il avait interrompu la vidéo. Après quelques minutes de montage, Eller avait eu beaucoup de succès sur Vine, succès qui dura autant que la popularité de l'application.
Eller avait été un bébé adorable, un enfant admirable d'innocence photogénique, un adolescent rebelle et tendance qui avait su gérer sa popularité en ligne jusqu'à la porte des agences de mode, et enfin, un jeune homme talentueux, entreprenant, éblouissant. Seule ombre que Lisa et lui n'avaient su déceler dans les analyses embryonnaires : une prédisposition au diabète, qui s'était déclaré après quelques années. Jon en voulait beaucoup aux médecins : eût-il été prévenu, il aurait sélectionné avec soin un régime approprié, faible en sucres, et exclu toutes les friandises qu'il est d'usage de donner aux enfant sans y regarder à deux fois.
Mais Eller avait surmonté cette faille avec grâce et une discipline de fer. Volonté, organisation, opportunisme et créativité, comment, ayant bâti son succès sur ces qualités, pouvait-on se retrouver, sac au dos, dans le trou du cul du monde, et même pas pour un défi dûment relayé en ligne? Il avait du se passer quelque chose. Quoi ?
Les voitures se faisaient de plus en plus rares aux côtés de la Mustang. Le vent grondait, menaçait... Jon n'aimait pas savoir son fils à la merci de ce lugubre conseiller. Il était beaucoup trop perméable, c'était son don et sa faiblesse.
Comme tous les artistes.
Comme tous les garçons sensibles.
Jon se corrigea, ces clichés éculés étaient indignes de lui. Pour se hisser au sommet d'un milieu aussi cruel que celui de la mode et de l'événementiel, il fallait être tout sauf fragile. Que fuyait-il donc ? Pourquoi ainsi se dérober aux yeux du monde, à ses caméras, ses appareils photos, ses smartphones ?
Au cœur de la forêt, dressé comme la figure de proue d'un vaisseau pétrifié, Eller contemple à ses pieds le lac où meurt la sente, fille étroite de la grande route. Il songe à ce rétrécissement, qui n'est pas perte de puissance mais accroissement.
Celui qui prend cette voie suit les pas d'Inanna, et se dépouille des oripeaux techniques, de son armure d'efficacité, pour s'ancrer dans l'humus de sa vraie dignité. On quitte sa voiture comme la déesse ses voiles et ses bijoux. On sent, enfin, à travers son corps, et non plus à travers cinquante écrans de contrôle qui ne contrôlent que nous-même.
Il frappe le roc du pied, il aime sa dureté, son illusoire densité immobile face à l'hémophilie des flux. Illusoire parce que son téléphone capte, et que ça le rassure quand même, parce qu'il n'est pas en zone blanche.
Blanche comme une étendue glacière infinie, hantée par le hurlement des vents.
Blanche comme les limbes ouateuses où flottent morts-nés et avortons.
Existent-elles seulement encore ?
Eller n'est pas dupe, ni fou : il n'est que perdu. Un junkie qui vient de prendre conscience de son addiction, de son aliénation, mais qui est trop prudent, trop réaliste et trop dépendant, pour s'en arracher brutalement. Il ne se hait pas pour autant. Il sait qui il est, il l'accepte, et la nuit dépose sur ses épaules un manteau de grandeur.
Le père sourit en pensant à son fils. Tout irait bien, il était fou d'en douter : son parcours sans faute, son ascension glorieuse, tout prouvait qu' Eller était bien maître de son destin, qu'il savait où il allait et ce qu'il faisait. A peine 30 ans et il gouvernait tous les aspects de son industrie : modèle, il avait posé avec les plus belles filles d'internet, créateur, il avait habillé les reines des média, organisateur de soirées, il avait mis en scène les fêtes les plus étourdissantes des cinq dernières années. Jon était fier. Fier de la réussite de son fils. Ses yeux s'embuèrent d'émotion. Il aurait tant aimé la partager en temps réel avec sa femme, mais sa course requérait toute son attention. Plus vite il aurait retrouvé Eller, plus vite ils seraient de retour auprès de Lisa. Jon accéléra.
Eller est né dans la toile, ses mille yeux l'on vu avant que lui-même puisse se voir. Le premier regard à croiser le sien fut l’œil cyclopéen d'un Iphone, tenu par son père pour immortaliser son premier sourire, alors qu'il venait tout juste d'être coupé du placenta maternel. Il y a taillé son propre réseau, il en a reçu les enseignements, les conseils : quel autre ami aurait pu le connaître à ce point, envisager toutes ses facettes en une seule seconde, en recoupant des milliers de données ? Lui-même ne le peut. Tout son dossier médical, son état civil, ses premiers choix instinctifs de couleurs et de formes, ses gazouillis de nourrisson, son éveil, la formation de ses goûts... Qui d'autre aurait pu le cerner aussi complètement, aussi objectivement, aussi vite ? Les programmes ont toujours su trouver les jeux, les livres, les films propres à lui plaire.
C'est eux qui ont décelé en premier ses talents d'analyse picturale, de création esthétique et l'ont doucement, une suggestion après l'autre, orienté vers le design et la mode. Ses parents n'ont fait que suivre le mouvement et l'encourager. Et en effet, ses dons étaient flagrants, et ses progrès fulgurants. Les préraphaélites, le romantisme, l'art nouveau, les ballets russes, le ballet tout court, Broadway, les défilés, la pop et l'opéra, les premiers sites de rencontre. Les programmes ont tenu lieu de Providence.
Les algorithmes construisent une société parfaite, se substituent à une Providence trop vague, trop douce... pas assez efficace.
A ce mot la bile lui vient au lèvres, il tombe à genoux, et vomit d'horreur. Eller rit, dévasté, du rire d'un damné qui voit Satan en face.
Une alerte sur le tableau de bord, connecté à tous les réseaux d'information publics et privés vint glacer le cœur de Jon. Il était la première personne à prévenir de l'état de santé de son fils en cas d'urgence, et c'est en cette qualité de l'hôpital de Newport lui indiquait que, faute de paiement, la micro pompe à insuline électronique connectée de son fils avait été désactivée. Ce qui signifiait que les doses pré-établies n'étaient plus délivrées. Bien sûr, l'insuline était toujours contenue sous sa forme ultra concentrée dans le micro-doseur, mais il était impossible à un non spécialiste de l'extraire pour se l'auto-administrer.
Comment cela était-ce possible ? Un défaut de paiement ? C'était ridicule ! Eller manquait autant de crédit que l'océan de mercure ! Il s'agissait sans doute d'une erreur, mais cette erreur mettait son fils en danger, et les avocats du distributeur de cette satanée pompe allaient en entendre parler.
De nouveau, Jon accéléra. Son angoisse et la vitesse déformaient le paysage, le brouillard se fit spectral, les branches squelettiques. Il haïssait cette maudite forêt, à des heures de route de la moindre pharmacie, cette grotesque survivance des toutes les hantises primales, cet absurde archaïsme toléré pour les quatre derniers hippies du pays.
Eller s'est relevé. Tout cela est derrière lui, il est enfin libre. Enfin seul face à lui-même, ou ce qu'il reste de lui-même après des décennies de suggestion. Quoi qu'il en soit, il ne se laissera pas abattre : il est là, il est vivant, il ne regardera pas son téléphone ni sa montre. Il ne les garde que pour rassurer ses parents. Ses parents et personne d'autre. Certainement pas ses médecins, ses banquiers, ses avocats, ses conseillers, ses clients. L'amour filial. C'est là chose aussi solide et vraie que le roc sous ses pieds.
Autour de lui dansent et chantent les vents avec des sifflements sauvages. Il les laisse jouer avec ses boucles, le caresser, l'étreindre avec passion. Il aime leurs aléas, leur absence de raison efficace, leur gratuité. Il les voudrait plus violents, qu'ils le traversent, qu'ils le purifient des années de simulacres, qu'ils exorcisent les murmures des programmes en lui.
Il a dit oui à tout ce qui apparaissait à l'écran : il a posé avec les filles en vogue, il a habillé les richissimes matriarches, il a fait danser la jet set, il a sucé ceux dont il a pris la place et le royaume. Jusqu'à ce que les programmes désirent son visage.
Une première pub, il y a bientôt un an. Une première sollicitation, puis des appels, puis des alertes clients. Oh trois fois rien : deux coups de bistouri, trois implants, et son visage serait LE visage, la "new face" ultime, le masque du programme le plus abouti et le plus populaire d'intelligence artificielle. La fusion la plus audacieuse entre le regard humain et des nano-caméras, entre le sourire humain et des nano-capteurs.
Eller a dit non. Il ne savait même pas pourquoi à l'époque, il sait maintenant. Il a dit non, et cette syllabe a déchiré la toile : ses avocats, ses banquiers, ses clients. Une armée de taons, de furies qu'il a fui dans ce désert après avoir retiré tout l'argent de son compte principal. Il sait que le monde qu'il a quitté ne le laissera pas revenir, qu'il doit se recréer hors du système, loin des suggestions de la Machine et de ses programmes.
Pris par les vents comme par autant d'amants a-corporels, il se sent voluptueusement léger. Le cosmos danse autour de lui, les diamants stellaires palpitent aux seins de Nout . Il jette la tête en arrière et étend les bras pour s'offrir entier à l'amour qui surgit en lui.
Tandis qu'un long frisson le saisit, il se souvient enfin de ce que son fonctionnement parfait avait dérobé à sa mémoire, des circuits froids de la Machine sur son corps, des micro-diffuseurs implantés.
Ce souvenir ne le trouble pas, pourtant, il est si infime face à la très grande gloire du Monde, face à la Grâce qui le porte... le porte loin du sol, loin du roc.
Il ne sent plus que l'air et ses joyeux tourbillons. Est-il devenu souffle ? A-t-il, d'extase, jailli hors de son corps ? Flotte-t-il ? vole-t-il ? Sombre....
Le père tremble de peur, il a poussé sa Mustang à ses limites, jusqu'à ce que la route se fonde en un chemin impraticable. Alors il a couru, couru autant que sa cinquantaine athlétique le lui permettait. Il ne voit plus ni le brouillard, ni les branches, il ne voit que son but, et bientôt, le lac dominé par un éperon rocheux.
D'instinct il lève les yeux pour voir une silhouette titubante, les bras en croix, tournoyer en transe, comme inspirée par le ciel, comme aspirée par le lac.
Puis le bruit sinistre d'un corps brisé par les rochers, englouti par le miroir des étoiles.
L'onde sereine porte doucement la dépouille d'Eller sur la rive. Et, de ses bras impuissants, le père étreint une dernière fois son fils mort.